En observant les photos prises en plongée de la Canebière et du Vieux-Port en liesse ce soir-là, on ne peut laisser de côté que réside un tas d’univers, d’histoires de toutes sortes, de destins, dans chaque tête qui compose cette masse de bonheur indescriptible.
Je n’avais pas tout à fait 32 ans le 26 mai 1993.
Ma vie professionnelle était en train de basculer et c’était pas drôle.
Retenu par le boulot, en manque d’argent un peu, et surtout par superstition, j’étais resté à Marseille. Superstition car deux ans auparavant j’avais fait le déplacement à Bari et je me ressentais comme un chat noir potentiel. Gouin mon vieux pote qui depuis tout petit me cassait le ventre de rire était parti à Munich avec son cousin.
J’étais responsable d’une librairie sur La Canebière. J’avais enfilé pour la journée le maillot Panasonic que m’avait offert ma sœur deux ans auparavant. Nous sentions qu’il allait se passer quelque chose de spécial. La ville frétillait de bleu et blanc. La journée entière fut une musique ininterrompue de klaxons parfois assourdissants. Cette fois, ce serait pour nous, on cherchait tous les moyens de s’en convaincre. Milan était juste la meilleure équipe de la planète. « L’Ogre milanais » disaient les journaux parisiens.
Le match, je l’ai vu chez mes parents à St Loup. Je tenais à le vivre aux côtés de mon père, de mon oncle, de mon neveu qui terminait ses études de pharmacie, ceux avec qui je partageais le foot depuis toujours. L’OM c’est avant tout la famille. Ma mère, Tatie sa sœur jumelle, ainsi que ma femme, étaient restées à deviser sur le balcon, à distance de notre excitation mais venant régulièrement aux nouvelles, un peu pompettes dans cette atmosphère de fête.
Nous avons vécu ce match en apnée comme tous les supporters de l’OM, qu’ils soient au stade, dans les bars ou restés dans leur foyer. Mon oncle, aveugle, multipliait frénétiquement les aller-retours de sa chambre où il écoutait le match à la radio, jusqu’au salon pour communier avec nous son angoisse que la rencontre nous échappe. Mon père, si prompt à critiquer l’arbitre ou un de nos joueurs n’articulait pas un mot, son visage restait figé avec la bouche ouverte, on aurait pu penser qu’il était mort. Mon neveu n’a jamais été un grand bavard mais il en disait encore moins. Moi, je sais plus. On dévorait l’écran des yeux.
Quand l’arbitre a sifflé la fin, nous sommes restés un moment incrédules. Comme si ce à quoi nous venions d’assister ne pouvait avoir existé. Les deux phrases qui revenaient le plus dans les bouches marseillaises ce soir-là furent « On l’a » et « Mais tu te rends compte ? ».
Quand Deschamps a soulevé cette merveille de Coupe que seules les équipes exceptionnelles peuvent brandir, j’ai pleuré, lâchant 22 ans d’une rage commencée ce soir de 1971 où impuissants, nous avions vu à la télé l’OM se faire étriller en Hollande par l’Ajax d’Amsterdam du grand Johan Cruyff. Et puis j’ai repensé en accéleré à l’après-Marcel Leclerc, la coupe de France 1976 en lot de consolation, puis la descente de 1980, l’équipe des Minots, la remontée, encore l’Ajax en 88, le doublé 89, la main de Vata 90, Bari et le tir au but d’Amoros, le naufrage de Prague... j’avais tout vécu, et là nous étions enfin sur le toit de l’Europe, du Monde même.
Nous sommes des dizaines de milliers de marseillais à avoir chialé ce 26 mai 93 en repensant à tout ça, et parce que c’était trop beau. Puis nous sommes descendus sur La Canebière. Sur le chemin, les moulons en folie devant les bars de quartier, qui pour certains n’existent plus. Encore les klaxons.
Tout Marseille s’est retrouvé sur le Vieux-Port, heureux… que dis-je, en apesanteur, comme si toute la ville avait pris un funiculaire invisible vers le Paradis. C’est nous tous qu’on voit sur les photos, en lien télépathiques avec ceux qui étaient encore à Munich.
30 ans ont passé. Mes parents ne sont plus là. Ma tante, non plus. Mon oncle Dédé, le frère de mon père a sûrement retrouvé la vue au ciel. « Après la fête… » chante IAM. Mon neveu a une pharmacie dans la Drôme, il ne vient plus guère à Marseille mais il ne manque pas un match. Sa maman, ma sœur, est partie il y a peu nous laissant un trou béant dans le cœur qui ne se referme pas. Gouin s’est envolé aussi, non sans souffrir. Lui qui était la tchatche marseillaise incarnée, on lui a enlevé la langue suite à un cancer de la gorge et du larynx. Comme pour la lui rendre, je pense à lui chaque fois que je monte sur scène pour jouer Jobi. À mon cousin Riton, comme à René Malleville aussi.
Ma vie professionnelle est encore en train de basculer après plus de 25 ans de stabilité.
30 ans, c’était hier. « Demain, c’est loin » chante aussi IAM mais que dire d’hier. Tellement loin qu’en songeant à ce que nous avons gagné ce jour-là, nous devons avoir aussi une forte pensée pour ceux qu’on a perdus, comme à ceux qui sont nés auxquels nous devons inlassablement transmettre.
Seule l’étoile d’Or qui surmonte fièrement notre écusson rappelle que ce moment a existé même si très vite on a essayé de nous le salir et de nous le voler.
Aujourd’hui je ne vis que dans l’espoir qu’un jour nous reprenions tous l’ascenseur vers le Paradis. Si je suis toujours de ce monde, je pleurerai encore pour la prochaine.
Il n’y a pas un match sans que mon père et mon oncle, fantômes d’amour du club, ne soient à mes côtés. L’OM, c’est la famille. Je raconterai cette histoire par-delà la mort pour revivre pendant l’éternité ces moments de grâce.
Dans le Livre de Jobi de Henri-Frédéric Blanc, Jobi confie à son psychanalyste : « Un jour, je me suis rêvé que Marseille était au Paradis… ou plutôt non… que le Paradis était à Marseille… ».
Merci à jamais au Boss sans lequel rien de cet émerveillement qui ne s’éteint pas n’aurait été possible. Et au Belge, aux joueurs… À Marseille, enfin… notre ville, la seule ville de France dans laquelle pouvait se dérouler cette fabuleuse épopée, la seule capable d’en réécrire une autre un jour.
Ce texte est dédié à tous ceux qui ont Marseille et l’OM profondément dans l’âme, eux seuls pourront comprendre.
Vive le grand Roger Magnusson !
Thierry B. Audibert
 
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